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  • Photo du rédacteurRebecca Domergue

Inventer, détruire et réinventer : une histoire de l’art

"Il faut être intrinsèquement pur mais en marge à la surface. Ne pas hésiter à utiliser les mêmes méthodes roublardes que la société, sous peine de s’y faire broyer. Les artistes sont des êtres de rêve dans la réalité." Roland Sabatier, le dernier des lettristes.


A watercolour illustration in two strong colours showing the silhouettes of four people, two of whom have dogs on leads. They all cast shadows, and vary between realistic representations and those formed by representations of algorithms, data points or networks. The people and their data become indistinguishable form each other.

Jamillah Knowles / Better Images of AI / Data People / CC-BY 4.0


L’humain est un explorateur qui cherche des réponses, c’est pour ça qu’il philosophe. Les sciences décrivent et tentent d’expliquer le réel (du moins notre représentation du réel, et au-delà des apparences). La poésie offre un autre type de réponse, elle est le produit d’une inspiration. En astronomie, on ne compte plus les allers retours entre le réel et la fiction. Arts et sciences en particulier sont issus d’une recherche, où la créativité peut être un moyen ou le but. Les deux participent parfois aux conditions de la découverte et/ou l’invention scientifique quand il s’agit de s’émerveiller ou chercher hors des sentiers battus. Une théorie scientifique doit être confirmée par des tests et avoir une valeur prédictive pour être vraie. Mais peut-on dire des émotions ressenties qu’elles sont vraies ou fausses ? Au mieux, elles sont appropriées à une situation. J’ai appris en lisant un essai de Lacroix [1] que l’émotion esthétique devant la nature ne peut être éprouvée que si l’on se défait de besoins plus primaires ou en s’écartant de notre condition animale et fonctionnelle – et peut-être de notre connaissance rationnelle. « À croire qu’il est nécessaire, pour admirer un ciel étoilé, d’effectuer un saut, un passage à l’abstraction dont seuls les humains ont le secret », écrit Lacroix.


Aujourd’hui en Occident et en gros, ce qui évoque la vie (un paysage luxuriant, une fleur, la jeunesse) est beau et donne du plaisir, tandis que ce qui évoque la mort (une falaise, un désert, un tsunami) est source de sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte impression que l’esprit peut ressentir. Pulsion de vie et de mort, bien connues des psychanalystes, sont deux polarités de l’expérience esthétique. Kant propose que notre réceptivité au sentiment esthétique ne relève pas de la science mais du substrat sensible de l’humanité. La perspective esthétique est, après la perspective scientifique, l’autre façon que nous avons de nous porter au-delà du sensible. Où ça ? Vers les sources, selon Lacroix, ou vers ce que nous ne pouvons encore expliquer.



Sur l’histoire de l’art en soi et le sens de la création pour moi


Que dire d’une œuvre ? Bien que centré sur l’humain, l’art n’est pas une théorie ni une émotion mais une production. Porteur d’impressions fortes, universelles ou intimes, l’art survient parfois dans la vie d’une personne, même éloignée de celui-ci, comme un refuge ou une quête spirituelle après une épreuve vertigineuse (hallucination, dépersonnalisation, épiphanie) ou tragique (agression, maladie, perte d’un proche), pour tenter de répondre aux questions "Quelqu’un a-t-il déjà vécu ça ? Qui a connu un sentiment tel que le mien ?" On dit que les émotions sont un langage universel, mais le sentiment esthétique est propre à chaque culture. L’art laisse donc son empreinte dans l’histoire des personnes et dans l’histoire de l’art. Pour moi, et cela n’engage que moi, l’art est la quintessence de la créativité. D’aucuns ne le voient que comme un moyen (commerce, thérapie, médiation, social) mais pour moi il n’a pas de fonction utilitaire ; l’art est une fin en soi.


C’est pourquoi je digresse ici pour faire "l’épochè" (ouvrir un parenthèse pour suspendre le jugement et pyrrhoniser, comme disait Roland Sabatier qui a été mon professeur d’esthétique à Paris en 2010) sur une approche de l’histoire de l’art cohérente avec ce que j’ai pu observer chez les artistes que j’ai fréquentés dans les domaines de la musique, du livre et des arts plastiques. J’ai remarqué parmi eux des similitudes : l’hypersensibilité, une inquiétude existentielle, un égo fort, une solitude, une naïveté et une radicalité que je retrouvais un peu chez moi, mais que j’avais mis sur le compte de mon jeune âge. Tous étaient plus ou moins victimes de leur bouillonnement cérébral et pratiquaient parfois l’écriture comme une trépanation du cerveau pour réduire la pression des pensées. Sentez-vous l’emphase, les penchants destructeurs et l’autodérision dans cette phrase ? Et en même temps, la pureté, la volonté d’exister, l’esthétique ? En tant qu’accompagnatrice j’avais à cœur de comprendre ceci chez des artistes : les créatifs ont besoin d’un renouveau, d’un structurant, de reconnaissance.


Dans une de leurs recherches Drevdalh et Cattell ont sélectionné des artistes et des écrivains. Les résultats, obtenus sur un échantillon de 153 participants, indiquent que ces personnes diffèrent significativement de la population standard sur un large ensemble de traits de personnalité : ainsi les artistes sont plus dominants, plus aventureux, plus radicaux, plus matures au niveau émotionnel, plus sophistiqués et moins méfiants que la population standard.


D’autres analyses, menées sur une population de scientifiques, indiquent que ces derniers présentent de façon générale les mêmes caractéristiques que les artistes, en plus consciencieux, et se différencient également de la population standard. (Todd Lubart [2]).



La chose en soi


Le temps limité dévolu à la vie humaine – le temps assassin donne-t-il à l’homme son penchant créateur et destructeur, en le réconciliant avec sa condition mortelle ? Je reprends un concept kantien (Critique de la raison pure) pour évoquer la pensée de Roland Sabatier, pour qui la régression n’a pas nécessairement de connotation négative ; il existe une certaine esthétique de l’anéantissement. Puisque nous sommes confrontés aux limites de notre perception et de nos représentations, nous le sommes aussi à l’idée de ce qui est acceptable ou non en art. Je trouve ce point de vue intéressant au regard de l’histoire occidentale de l’art, que l’on pourrait voir comme une succession de créations et de destructions de modèles, et c’est à mettre en lien avec l’histoire de l’humanité. D’abord parce que l’art commence dans le déplacement des choses de leurs fonctions d’origine et qu’il s’agit, en renonçant à la norme, de ne pas reproduire ce qui existe mais de l’intégrer. Ensuite parce qu’il existe une loi de l’amplique et du ciselant : une phase montant jusqu’à l’idéal, puis une régression.


En peinture comme en littérature, en musique ou en poésie, les époques se sont succédé, ponctuées d’œuvres de génies qui acquéraient et détruisaient les codes des époques précédentes : renaissance, classicisme, romantisme, naturalisme, impressionnisme, surréalisme… On retrouve l’idée de changement de paradigme dans d’autres domaines de la création ayant comme moteur la recherche fondamentale, comme les sciences ou la philosophie. Les principes de Platon versus les faits d’Aristote, l’héliocentrisme de Copernic versus le géocentrisme de Ptolémée, la relativité d’Einstein versus la gravité de Newton etc. Pour ceux-là, on distingue les inventions (ex : la lunette astronomique) des découvertes (ex : les étoiles), quoiqu’à ce niveau de trouvaille, il faut sûrement être inventif (ex : la perspective aérienne et chromatique de Léonard de Vinci).


Avant, j’y voyais une sorte de fatalité : l’iconoclaste incompris d’un siècle faisait avancer les choses au siècle suivant, quand le grand public et l’académie avaient fini par intégrer les inventions/découvertes. Aujourd’hui, j’y trouve des critères de valeurs transcendantales : une dynamique puissante, une obsession, une discipline, une richesse spirituelle, une capacité à faire rêver, à aller plus loin, à propager de la joie et une forme d’éternité. En coaching, j’y vois aussi un lien avec les mèmes de la spirale dynamique, car certains artistes et esprits sont conscients de problématiques contemporaines avant qu’elles ne soient visibles au reste de la population. L’art et la science transcendent leur propre histoire en (dés)intégrant le passé et en anticipant le futur. Si les hypersensibles acquièrent ces modes de pensées, pourraient-ils être transférables à tous les domaines de vie ? Ils pourraient ainsi participer à un nouveau souffle, une nouvelle strate, via des systèmes de valeurs, visions du monde et états d’esprit d’étages ou de plans supérieurs.



Connaître la connaissance


Devant une épreuve, mettons un instant de côté nos affects et pensons comme Kant : que puis-je savoir, faire et espérer ? Connaître mes fondamentaux, continuer le combat (créatif) et repousser les limites. Par exemple : je viens de me faire larguer ? Je ne suis pas la première, je peux voir comment les autres ont réagi avant moi dans toute l’histoire de la psychologie (dans le thème sciences). Avec cette vision, il n’y a pas de pensée efficace définitive mais on peut s’élever dans le présent, au-dessus du passé, vers un avenir meilleur. La connaissance nous permet de nous balader ainsi de Socrate (et ses compagnes) à Manu Chao (qui peut très bien s’en passer), en gardant l’essentiel de leurs (bonnes) idées en production.


Cependant les connaissances ne doivent pas réduire la souplesse de la pensée. Dans le problème de la bougie de Duncker [3], la fixité fonctionnelle implique que la fonction de la boîte est déjà fixée dans l’esprit des gens, ce qui rend la boîte et sa fonction plus difficilement dissociables. Comme l’affirmait Pasteur, "Dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés". Autrement rappelé par Damasio : "L’intuition échoit aux esprits bien disposés".



La chose pour moi


Pourquoi je raconte tout ça ? Parce que si un hypersensible sort de son état problème pour faire appel à un modèle-référent externe, c’est souvent à un Nom, à un Artiste, ou un Personnage. Il s’en remet à un "être de rêve". Or que faut-il pour rêver ? Une qualité récurrente chez nombre d’artistes, c’est de savoir ce qui est bon ou pas dans la mondialisation et ce à quoi on participe. Si le monde est « pourri », inutile d’être plus pur ; ou d’avoir des vies qui empêchent d’y vivre… Je ne suis pas en train de vous dire d’être égocentrique, mais on peut devenir l’égal des artistes en comprenant leur démarche et se hisser au niveau de ceux qui ont fait l’effort de se dépasser, ce qui est déjà très éclairant.


Une recherche sur la créativité artistique et scientifique démontre que la créativité est corrélée à six traits de caractère : la persévérance, la tolérance à l’ambiguïté, l’ouverture à de nouvelles expériences, l’individualisme (non-conformité avec le groupe : les idées créatives vont à l’encontre des idées les plus répandues), la prise de risque, et un soupçon de psychotisme (trouble d’inhibition cognitive ou tendance à développer des associations lointaines et parfois étranges). Reste à trouver votre discipline, votre talent. Tout ce qu’on vous demande, c’est d’être vraisemblable… à défaut d’être réaliste !

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[1] Alexandre Lacroix (2018), Devant la beauté de la nature, Allary Editions

[2] Todd Lubart (2015), Psychologie de la créativité, Armand Colin

[3] Le test consiste à fixer une bougie allumée sur le liège d’un mur, à l’aide d’éléments qui se trouvent sur une table : une bougie, une pochette d'allumettes et une boîte de punaises.





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